jeudi 27 octobre 2022

Becky Chambers - Un Psaume pour les recyclés sauvages

Un Psaume pour les recyclés sauvages, Becky Chambers, Tome 1/? d'Histoires de moine et de robot, 2021, 133 pages

Pour fuir la routine et une crise existentielle, Dex décide de prendre la route et de devenir moine du thé, allant de village en village pour offrir une présence réconfortante à quiconque en éprouve le besoin. Mais s'il excelle dans cette tâche, il n'est toujours pas comblé lui-même. C'est alors qu'il rencontre Omphale Tachetée Splendide, un robot, le premier aperçu depuis des siècles.

J'ai failli regretter le peu de temps consacré à la période "moine du thé" de Dex, tant cela donnait envie. Cette contrariété s'est vite envolée puisque le livre monte en puissance au fil des pages et démarre en fait réellement dans sa deuxième moitié, avec la rencontre entre ce moine et ce robot. À partir de là, ce n'est rien de moins qu'excellent.

Un Psaume pour les recyclés sauvages est un ouvrage de Becky Chambers. C'est le meilleur résumé qu'on puisse en faire pour quiconque connait déjà l'autrice. À son habitude, Becky Chambers propose un ouvrage lumineux, inclusif, positif et soucieux de l'autre. La dédicace qui ouvre l'ouvrage n'est clairement pas mensongère :
« Pour vous qui avez besoin de souffler. »
Mais Un Psaume pour les recyclés sauvages n'est pas juste un livre doux et gentil. Il offre certes une bulle, un cocon, mais sans se couper du monde pour autant. Tout l'objectif est justement là : comment vivre dans ce monde ? Pourquoi vivre dans ce monde ? C'est à un questionnement aussi fondamental que se prête Becky Chambers ici. Et c'est admirable. Est-ce que c'est gentillet ? Un peu, surement. Est-ce que c'est important, que ça donne à réfléchir et que ça apporte quelque chose au lecteurice ? Sans aucun doute. Et le plus fort dans tout ça ? Malgré un récit consacré à la vacuité de l'existence, ce n'est jamais pesant. C'est là toute la grandeur de Becky Chambers, qui ferait à coup sûr une excellente moine du thé.

Couverture : Feifei Ruan / Traduction : Marie Surgers
D'autres avis : Sabine, FeydRautha, Yuyine, OmbreBones, Le nocher des livres, Lullaby, Elessar, ...

vendredi 21 octobre 2022

N.K. Jemisin - Genèse de la Cité

Genèse de la Cité, N.K. Jemisin, Tome 1/3 de Mégapoles, 2020, 504 pages

Ils sont cinq. Cinq comme le nombre d'arrondissements de New-York. Cinq à se sentir tout d'un coup différent, liés entre eux et à la Ville. Cinq qui devront s'unir pour redonner toutes ses forces à New-York et vaincre l'Ennemi et ses tentacules blancs.

Avec ce pitch, vous avez à la fois le point de départ, le déroulé et la conclusion de Genèse de la Cité. Car aucune surprise ne se trouve à l'intérieur de ces pages, tout se dirige vers où l'on suppose que cela va se diriger, en quasi ligne droite. Cela dit, la prévisibilité n'est pas forcément un aspect rédhibitoire si le chemin est intéressant. Le problème, c'est que les péripéties ne sont guère plus emballantes, tout se résolvant par "l'instinct" des personnages, des "je ne sais pas pourquoi je fais ci ou dis ça, mais je sens que". Vous connaissiez le deus ex machina, bienvenue dans le deus ex civitas.

Tout n'est pas fondamentalement mauvais dans ce livre. L'idée de départ - de l'urban fantasy au sens littéral ! - est maline et a un bon potentiel. On sent aussi que N.K. Jemisin s'est fait plaisir à dépeindre New-York et à proposer une galerie de personnages inclusive, pour mieux taper avec de gros sabots sur celleux que ça dérange. Et si je tairais mon appréciation des scènes d'action, ça se lit globalement plutôt facilement et les interactions entre les représentants des arrondissements proposent des passages sympathiques.

Ça n'est toutefois pas suffisant - et ce même en mettant de côté mon avis sur l'utilisation, encore et toujours, d'un certain auteur de Providence - pour faire de Genèse de la Cité un roman satisfaisant. La bonne nouvelle toutefois, c'est que même s'il est le premier tome d'une trilogie, il se tient parfaitement en tant que one-shot. Je peux sereinement en rester là.

Couverture : AkuMimpi / Traduction : Michelle Charrier
D'autres avis : Gromovar, Lune, Célinedanaë, Le nocher des livres, Boudicca, Anudar, ...

vendredi 14 octobre 2022

Joëlle Wintrebert - Pollen

Pollen, Joëlle Wintrebert, 2002, 317 pages

Sur Pollen, des descendantes de la Terre ont fondé une société matriarcale où la violence est proscrite, les quelques guerriers assurant la protection de la planète étant stationnés sur un satellite naturel. L'autre particularité de Pollen, c'est la reproduction, exclusivement in vitro et créant des sorories composées de deux femmes et un homme. Un système qui tend vers l'utopie. Mais toute utopie a ses zones d'ombre et ses esprits rebelles. En l'occurrence, la triade de Sandre, Salem et Sahrâ, dont le premier nommé commet, dès la première page, l'un des interdits absolus de Pollen : un meurtre.

Pollen a, sur de nombreux points, des airs d'Ursula Le Guin. D'abord pour sa plongée un peu ardue dans un tout nouveau monde, aux conventions bien différentes des nôtres et qui se dévoileront peu à peu, apportant cette satisfaction de la découverte et de la compréhension de l'altérité. Une différence qui s'étend dans l'écriture de Joëlle Wintrebert, où la règle de primauté s'accorde au féminin. Une discrète touche qui fait pleinement sens.

La société de Pollen est donc un matriarcat et cela fait une bonne base pour classer le roman dans les textes féministes. Pourtant, les enjeux de l'ouvrage sont plus vagues et modérés. C'est là que l'on retrouve certainement le plus grand point commun avec Ursula Le Guin : Joëlle Wintrebert propose un texte tout en nuances, sans manichéisme ou idéalisation, qui pose un regard lucide sur les relations humaines et qui s'avère un formidable hymne à l'égalité. Et tout ça avec un récit dynamique. Un très bon roman en somme.

Couverture : Olivier Fontvieille

samedi 8 octobre 2022

Bulles de feu #44 - Falsifications

A Fake Story, Laurent Galandon et Jean-Denis Pendanx, 2020, 87 planches

Le 30 octobre 1938, Orson Welles et le Mercury Theatre diffusent sur la radio CBS leur célèbre adaptation du roman La Guerre des mondes de H.G. Wells, faisant croire à une invasion martienne et créant un prétendu vent de panique dans tous les États-Unis. L'ampleur du désastre s'avère surestimée, mais pas la réputation qu'y gagne Orson Welles. Cela dit, à Princeton, à proximité du lieu de la prétendue invasion, un drame a bien eu lieu la nuit du canular : un homme, effrayé, se serait suicidé après avoir tué sa femme et tenté de tuer son fils. Inquiète des conséquences légales, CBS envoie Douglas Burroughs, un ancien journaliste de la station, mener l'enquête.

Comme l'indique la couverture, A Fake Story est l'adaptation du roman que Douglas Burroughs a tiré des évènements. C'est un polar assez classique mais bien mené, où les petites révélations se dévoilent de manière fluide jusqu'à la résolution finale qui donnent à voir d'un jour nouveau les premières planches.

Mais l'affaire en elle-même n'est pas réellement le point le plus important de cette BD. Derrière l'enquête se dessine un climat social et historique, où la place des femmes et des noirs n'est évidemment pas enviable. Plus encore se pose la question de la vérité et des preuves qu'on peut en avoir. Le canular de Welles en est le plus flagrant exemple, mais le questionnement se développe surtout au travers des enquêtes journalistiques de Douglas et Aretha. Plus de 80 ans après, les problématiques demeurent identiques.

Une fois la dernière planche terminée, j'ai eu le sentiment que A Fake Story était un bon ouvrage, efficace, mais qu'il restait un peu lambda. Son objectif de prouver la nécessité de toujours recouper les sources et les informations - même s'il est pleinement conscient que cela ne suffit malheureusement pas toujours - est louable et nécessaire mais manque un peu d'ampleur. Sauf qu'il y a un twist. En quelque sorte, puisqu'on peut lire la BD sans jamais s'en rendre compte. Et c'est pourtant là que le travail des auteurs est le plus génial. Je ne peux rien en dire, évidemment, mais il donne une nouvelle dimension au récit et pose surtout une question : avez-vous bien compris la leçon ?

Quelques planches ici.
D'autres avis : Gromovar, Lune, ...

Kosmos, Pat Perna et Fabien Bedouel, 2021, 210 planches

Le 20 juillet 1969, Neil Armstrong met le pied sur la lune et y plante le drapeau américain. Nul humain n'en a fait autant avant lui. Supposément. Car alors, comment expliquer ce drapeau soviétique qui y flotte déjà, à proximité d'un module lunaire ?

Kosmos est donc une uchronie où l'URSS aurait aluni en premier. Mais si ce point de départ est indéniablement uchronique, le terme est à utiliser avec des pincettes. Kosmos ne va pas vraiment traiter des conséquences de ce changement dans l'Histoire mais plutôt détailler la mission ayant permis aux soviétiques d'être les premiers sur la lune, en survolant au passage une partie de l'histoire de la conquête spatiale russe. Et puis, de toute façon, il n'y a pas réellement une autre Histoire à imaginer, puisque Kosmos narre en fait la véritable Histoire, derrière les secrets des grandes puissances, cachée depuis des décennies.

Plus qu'une uchronie, Kosmos est une BD sur le complotisme, sur les fake news et sur la manipulation des images. Le ton est donné dès l'épigraphe qui cite l'artiste espagnol, adepte du jeu avec la réalité, Joan Fontcuberta :
« La pédagogie du soupçon est toujours nécessaire. Aujourd’hui, les images ne sont plus un moyen de représentation mais sont notre mémoire, notre imaginaire, notre inconscient. Celui qui veut contrôler les esprits doit contrôler les images. »
Kosmos tend à montrer les mécanismes à l'oeuvre dans le complotisme et la manipulation, où le faux s'entrelace au vrai jusqu'à les mettre tous les deux dans une même position de doute. Au-delà de le montrer, Pat Perna en produit un exemple concret avec cette contre-histoire de la conquête lunaire qui ment à la marge pour instiller le doute et créer une certaine crédibilité. Malgré tout, je dois avouer avoir été quelque peu dubitatif une fois ma lecture achevée. L'objectif de la BD et l'effet qu'elle produit ne sont pas clairement évidents, tant elle utilise des mécanismes plus qu'elle ne les déconstruit ou, surtout, n'en propose des solutions. Mais si je suis toujours un peu dubitatif, force est de constater que c'est une BD qui m'a fait faire des recherches et m'a fait m'interroger plus que l'immense majorité de mes autres lectures, ce qui ne peut pas être une mauvaise chose.

S'il y a un questionnement sur le but et la réussite intellectuelle de l'ouvrage, il ne doit pas faire oublier que Kosmos est aussi, surtout, une oeuvre très réussie au niveau du récit et des graphismes. Découpée en très grandes cases, elle offre un rythme rapide qui fait vivre de manière haletante les secondes cruciales de la mission spatiale qui se déroulent dans des timings presque identiques à celles de la lecture. Le dessin est lui quasi-exclusivement en noir et blanc avec une majorité de grands aplats noirs. Cela crée à la fois une certaine patine mais donne surtout une véritable immensité à ce vide interstellaire, avec en prime quelques planches vraiment frappantes. Certainement une raison déjà bien suffisante pour tenter la lecture.

Quelques planches ici.
D'autres avis : Yuyine, ...

dimanche 2 octobre 2022

Claire North - Le Serpent

Le Serpent, Claire North, Tome 1/3 de La Maison des jeux, 2015, 154 pages
« "Ne suffit-il pas de jouer pour le plaisir ?" demande-t-elle.
À ces mots, le visage de l'homme exprime de la terreur. "Miseriez-vous votre
bonheur ? Joueriez-vous votre amour-propre ? Au nom du ciel, ne jouez pas pour le plaisir, pas encore ; pas alors qu'il existe tant d'enjeux moins importants en lesquels investir !" »
Venise, 1610. Engluée dans un mariage avec un homme en pleine déchéance, Thene va par son entremise faire la découverte de la Maison des jeux, lieu où il perd toute sa fortune. Mais la Maison des jeux n'est pas qu'un simple établissement d'argent. Pour les joueurs les plus doués, il existe une arrière-salle privée où les enjeux sont tout autre. Et il s'avère que Thene est très douée. Au point de parvenir à ses fins dans l'élection du prochain inquisiteur au tribunal suprême de la ville ?

J'aime lire sur les luttes de pouvoir, les manigances et les complots. J'aime les jeux, de table et de toute sorte. Les deux sont des guerres de l'esprit, censément moins sanglantes que des guerres physiques, en tout cas pleine d'excitation et de jubilation devant les astuces et les retournements de situation imaginés. Le Serpent est le paroxysme de tout cela, mettant en scène le plus grand plateau de jeu possible, notre monde, et y développant tout un tas de plateaux de jeux plus réduits. Mon excitation pour cet univers n'est pas loin, elle aussi, d'être à son paroxysme.

Le Serpent est un ouvrage excitant, où le jeu est mené tambour battant tout en donnant de l'importance et du temps à chaque coup. Outre son admirable gestion de la pendule, Claire North fait aussi preuve d'un grand talent - au-delà de son héroïne vive, voire badass - pour brosser des personnages secondaires en quelques mots et leur donner une consistance, une âme. Elle s'aide en cela d'apostrophes narratives à la première, voire à la deuxième, personne du pluriel. Ce qui augmente encore plus la taille et les enjeux du plateau, en plus d'assurer l'implication personnelle du lecteurice.

Le Serpent est une excellente novella, assurément l'une des toutes meilleures UHL, dont je ne peux rendre l'ensemble des qualités sans élaborer sur chacune de ses 154 pages. Peut-être ai-je pu douter en voyant l'annonce d'une trilogie de novellas au lieu des habituels one-shot de la collection. Mon sentiment immédiat ne peut pas être plus opposé. Car Claire North a donc écrit deux autres textes dans cet univers, Le Voleur et Le Maître. Rien ne peut me faire plus plaisir, et c'est peu dire, tant cette première novella est une victoire flamboyante.
« - C'est du hasard, ce n'est pas un jeu.
- Tout est hasard. La nature est hasard. La vie est hasard. La folie des hommes est de chercher des règles là où il n'y en a pas, d'inventer des contraintes là où aucune n'existe. Tout ce qui compte, c'est le choix. Alors choisis. Choisis. »
Couverture : Aurélien Police / Traduction : Michel Pagel
D'autres avis : Gromovar, FeydRautha, Célinedanaë, Le nocher des livres, OmbreBones, Dionysos, Boudicca, Marc, Mondes de poche, Kwalys, Le Maki, Yuyine, ...