mercredi 27 octobre 2021

Lucius Shepard - Le Livre écorné de ma vie

Le Livre écorné de ma vie, Lucius Shepard, 2009, 136 pages

Thomas Cradle, écrivain à succès, découvre un jour un livre, La Forêt de thé, écrit par un certain... Thomas Cradle. Un homonyme dont les éléments biographiques correspondent étrangement avec les siens. Fasciné par sa lecture, il décide de partir sur les traces de cet homme dont le livre biographique retrace la descente du fleuve Mékong.

Le Livre écorné de ma vie est un livre de Lucius Shepard. Cette phrase à elle seule résume une bonne partie de son contenu. C'est poisseux, voire crasseux, c'est sexuel, c'est étrange et parfois même hallucinatoire. C'est un texte qui écrit par un autre auteur aurait tous les risques de ne pas fonctionner. Fort heureusement, c'est bien Lucius Shepard et sa plume unique qui est aux commandes, et cela donne une très bonne novella.

Si elle comporte des thématiques habituelles de l'auteur, Le Livre écorné de ma vie n'est pas pour autant une oeuvre lambda et déjà lue, bien au contraire. Si la descente de Thomas Cradle dans les tréfonds de l'humanité à la suite de son double littéraire est une expérience en soi, elle est démultipliée par un côté métaécriture assez fou. Car Le Livre écorné de ma vie est comme une autobiographie de l'auteur, ou du moins d'un Lucius Shepard potentiel. Avec une conscience acérée des réactions que peut susciter le texte auprès des lecteurs, et jouant avec cela.

Le Livre écorné de ma vie n'est pas le texte le plus abordable de Lucius Shepard mais n'en reste pas moins une très bonne novella pour qui apprécie le style cru de l'auteur. C'est un récit qui exerce une indéniable fascination, aussi forte pour le lecteur que peut l'être la fascination du narrateur pour son double. Et qui agit encore après la fin de la lecture, avec cette sensation que chaque nouvelle lecture pourrait faire découvrir de nouveaux éléments et un nouvel aspect de cette troublante expérience. En attendant, la compréhension instinctive de cette première lecture est déjà tout à fait satisfaisante.

Couverture : Aurélien Police / Traduction : Jean-Daniel Brèque
D'autres avis : FeydRautha, Gromovar, JMG, Célinedanaë, Vert, ...

jeudi 21 octobre 2021

Raphaël Bardas - Les Chevaliers du Tintamarre

Les Chevaliers du Tintamarre, Raphaël Bardas, 2020, 264 pages

Silas, la Morue et Rossignol sont trois amis qui aiment se retrouver dans leur taverne préféré, le Grand Tintamarre. Jamais contre une bonne bagarre, ils rêvent surtout - enfin, au moins Silas - d'aventures héroïques. Alors que la cité de Morguepierre voit s'échouer sur ses rivages des marie-morganes, sirènes des légendes, les trois apprentis-chevaliers vont se trouver sur la route d'une série de disparitions de femmes. Serait-ce l'aventure tant attendue ?

Les Chevaliers du Tintamarre est une très bonne surprise. Assez cru dans son démarrage - bastons, boissons et coucheries -, il dépasse rapidement cette présentation simpliste pour prendre de l'ampleur. Se développe alors tant des personnages hauts en couleur et finalement assez sympathiques qu'un petit polar à double fil narratif qui, malgré un tout petit peu de confusion sur certains personnages secondaires, fonctionne très bien.

Les Chevaliers du Tintamarre est un roman de fantasy qui navigue entre les genres pour trouver sa propre patte, créant un récit qui n'est pas la simple pochade qu'on serait tenté d'imaginer. C'est plaisant à lire et même plus : c'est satisfaisant. Ça a aussi le bon sens de tenir en moins de 300 pages, ce qui permet de garder de la fraicheur tout du long sans jamais paraître rushé pour autant. On en reprendrait. Ça tombe bien, d'autres aventures sont au programme, dont Le Voyage des âmes cabossées, déjà paru.

Couverture : Jeffrey Allan Love
D'autres avis : L'Ours inculte, Célinedanaë, Lhotseshar, OmbreBones, Dionysos, Yuyine, Marc, Boudicca, ...

vendredi 15 octobre 2021

Estelle Faye - Brouillard sur la baie

Brouillard sur la baie, Estelle Faye, 2016/2017, 37 pages

Brouillard sur la baie est un recueil de deux nouvelles d'Estelle Faye, Bal de brume (Asclépios) et Les Anges Tièdes, parues précédemment dans des anthologies. Il est offert par Albin Michel Imaginaire pour fêter la sortie de Widjigo de la même autrice, et disponible ici. Les deux nouvelles ont pour point commun la ville de San Francisco et son cadre brumeux.

Les Anges Tièdes est une bonne nouvelle de science-fiction qui renverse le principe de plongée dans un univers virtuel puisque, dans un futur où toute l'humanité vit littéralement en ligne, l'héroïne s'est déconnectée pour retrouver la terre ferme. Une ode simple à la vie telle qu'elle est, où le bonheur n'est possible que s'il existe une possibilité de malheur. Une nouvelle sans grande surprise mais joliment narrée par Estelle Faye. Bien, mais pas autant que l'excellente Bal de brume (Asclépios).

Gael est un étudiant en cinéma français. Il s'apprête à se rendre à un bal d'Halloween chez Daniel Moranges, grand antiquaire de renom avec qui il s'est lié d'amitié dans l'avion qui l'emmenait aux États-Unis. Un personnage charismatique entouré d'une aura mystérieuse qui semble renfermer un secret.

Bal de brume (Asclépios) est une nouvelle qui peut paraitre un peu lambda. Mais malgré sa relative simplicité et son sujet assez commun - avec tout de même un petit twist, lui aussi tout en simplicité, bien amené -, elle fonctionne parfaitement. Car le pouvoir d'évocation d'Estelle Faye dans ce récit est incroyable. La visualisation est très claire pour une atmosphère puissante et immersive. Mais l'autrice ne s'en contente pas et parvient à rendre tout autant une ambiance que des émotions, avec à la clé une nouvelle qui se regarde et se vit autant qu'elle se lit.
« Voilà pourquoi je suis devenu réalisateur. Pour capter ces vies, ces émotions vouées à disparaitre, et les transmettre aux spectateurs à venir. »
Ainsi parle Gael. Et ainsi est Estelle Faye, autrice hors pair pour saisir et transmettre le moment. Et qui prouve avec ce recueil que l'important n'est pas forcément tant ce que l'on raconte que comment on le raconte.

Couverture : ?
D'autres avis : FeydRautha, ...

samedi 9 octobre 2021

Bulles de feu #36 - Biographies ciblées

Nellie Bly - Dans l'antre de la folie, Virginie Ollagnier et Carole Maurel, 2021, 160 planches

1887, New-York. À la recherche de ses troncs, Nellie Brown est internée à l'asile psychiatrique de Blackwell. La jeune femme n'est pourtant nullement folle : il s'agit en fait de Nellie Bly, journaliste sous couverture qui va plonger dans les rouages d'une institution aux méthodes scandaleuses, tant dans les raisons des internements que dans le traitement des internées.

Nellie Bly - Dans l'antre de la folie est basée sur la vie de Nellie Bly, pionnière du journalisme d'investigation, et particulièrement sur son enquête au sein de l'asile Blackwell, immortalisée dans son livre-reportage 10 jours dans un asile. Cette aventure majeure dans la vie de Nellie est entrecoupée de flashbacks, parfaitement intégrés et dosés, développant quelques éléments biographiques de son passé.

Nellie Bly - Dans l'antre de la folie est une très bonne BD mettant en lumière une figure importante de l'Histoire. Si les BDs biographiques ont parfois le défaut d'être trop froides ou trop distantes, Virginie Ollagnier et Carole Maurel ont parfaitement évité cet écueil en créant une BD vive et prenante dans son déroulé et sa narration. Le dessin est lui aussi agréable, bien plus doux que les horreurs qu'il laisse entrevoir. Définitivement une très bonne BD, plaisante et instructive, qui met en avant un personnage admirable.

Quelques planches ici.

Le Combat du siècle, Loulou Dédola et Luca Ferrara, 2021, 110 planches

Joseph William Frazier nait en 1944 en Caroline du Sud, douzième enfant d'une famille d'agriculteurs noirs. Arrêtant l'école dès 13 ans pour travailler, il se passionne très tôt pour la boxe. Esprit rebelle, refusant les maltraitances des blancs, il prend la route à 16 ans direction New-York où il finira par devenir boxeur professionnel sous le nom de Joe Frazier. Une carrière marquée par un affrontement mythique, le 8 mars 1971 au Madison Square Garden contre Mohamed Ali, "Le Combat du siècle".

Si ce combat est le point d'orgue de la BD, Le Combat du siècle présente avant tout la vie de Joe Frazier et la montée en puissance de son amitié-rivalité avec Mohamed Ali. Elle va en cela au-delà d'une simple histoire de boxe, la rivalité Frazier-Ali étant tout autant politique et idéologique que sportive, avec l'opposition de deux visions de la lutte pour le droit des noirs, celle de Luther King et Malcolm X pour Frazier contre celle de la Nation of Islam pour Ali. Un Mohamed Ali qu'il est difficile de ne pas voir ici comme le "méchant" de l'histoire - il est d'ailleurs dommage qu'il n'y ait pas une petite postface pour nuancer quelque peu ce portrait - et qui cannibalise presque trop l'attention.

Le Combat du siècle est une bonne BD qui m'a bien plus convaincu que Fela back to Lagos des mêmes auteurs. Malgré un début un peu mou et un manque de caractérisation pour certains personnages, la sauce prend bien mieux et trouve assez vite son rythme de croisière, avec à la clé un beau (et gentil) portrait de Joe Frazier et d'un combat mythique.

Quelques planches ici.

samedi 2 octobre 2021

Pierre Léauté - Je n'aime pas les grands

Je n'aime pas les grands, Pierre Léauté, 2020, 369 pages

Augustin Petit est un soldat français, blessé lors de la Première Guerre Mondiale et revanchard. Revanchard ? Oui, car la guerre s'est terminée en 1919 par une victoire allemande. Pour Augustin, les coupables ne font aucun doute : les grands. Et il va, petit à petit, imposer sa vision au reste du monde.

Toute ressemblance avec des faits ayant existé n'est absolument pas fortuite. Car si le monde décrit par Pierre Léauté est uchronique, il n'en demeure pas moins un quasi-copier/coller de la montée du nazisme, très documenté et référencé, où Petit remplace Hitler et les grands remplacent les juifs. Cet improbable décalage accentue le caractère absurde des totalitarismes et apporte une légèreté bienvenue qui permet de réviser plaisamment les mécanismes nationalistes et la manière dont ils peuvent se porter aisément au pouvoir, n'importe où, de la même manière que le lecteur se laisse porter par le récit.

Si les deux premiers tiers du roman suivent une trame connue, Pierre Léauté s'offre un peu plus de liberté dans le dernier, amenant à réfléchir sur la capacité humaine à oublier les horreurs du passé et à les réitérer. Le tout en accentuant encore plus le côté humoristique de son livre, multipliant les utilisations étonnantes de personnages connus ou les références cinématographiques - jusqu'à Star Wars mais principalement vers du plus ancien comme Don Camillo ou La Traversée de Paris. Cet aspect reste toutefois fait de manière assez intelligente et tient plus du clin d'oeil, n'entachant pas le bon déroulé de la lecture s'il n'est pas remarqué.

Je n'aime pas les grands est, aussi étonnant que cela puisse paraitre, un amusant et agréable livre sur la montée des nationalismes et des dictatures. Un rappel qui ne peut jamais faire de mal, surtout à notre époque où l'oubli fait son chemin.

Couverture : Kévin Deneufchatel
D'autres avis : Gromovar, ...