jeudi 24 mars 2022

Rivers Solomon - Les Abysses

Les Abysses, Rivers Solomon, 2019, 190 pages
« Yetu leur soufflait les mots, mais il les connaissaient tous déjà. Ils vivaient dans leurs cartilages, dans leurs organes, ils leur appartenaient comme leur appartenait la forme de leurs membres palmés ou la proéminence de leurs yeux. Elle devait se contenter de le leur rappeler. C'était cela, se souvenir. Les encourager, pour qu'ils persévèrent, pour qu'ils ne passent pas à autre chose. Oublier, ce n'était pas guérir. »
Yetu est une wajimru, un peuple vivant dans les profondeurs des océans, descendant des femmes jetées à la mer lors des traversées du commerce triangulaire. Mais Yetu n'est pas n'importe quelle wajimru. Elle est l'Historienne, la porteuse des souvenirs de tout son peuple, permettant ainsi à chaque individu de vivre insouciamment. Mais le passé a un poids, que Yetu a de plus en plus de mal à porter.

S'il évoque diverses problématiques comme la traite des noirs ou l'impact de l'homme sur la nature, Les Abysses est un roman qui brille surtout pour sa réflexion sur l'Histoire, le passé et la mémoire. Sur cette thématique somme tout assez classique, Rivers Solomon parvient à apporter sa touche qui va bien au-delà d'un lambda "le passé est important". S'il aboutit à une certaine réponse, le récit est surtout l'occasion d'ouvrir de nombreuses pistes de réflexion sur divers aspects de la question, du poids du passé à sa nécessité, de la fuite en avant au fait d'y rester bloqué, de la souffrance engendrée à l'apaisement recherché.

Les Abysses est un ouvrage doucement atypique - beaucoup moins cela dit que L'Incivilité des fantômes - mais facile d'accès. Un récit intelligent qui amène à réfléchir mais sans oublier de proposer une vraie histoire et un personnage principal singulier. Un très bon roman.

Couverture : Elena Vieillard / Traduction : Francis Guévremont
D'autres avis : Tigger Lilly, Gromovar, Shaya, Lune, Elhyandra, Célinedanaë, Sabine, Boudicca, Zina, Yuyine, Marc, ...

vendredi 18 mars 2022

Guy Gavriel Kay - Les Lions d'Al-Rassan

Les Lions d'Al-Rassan, Guy Gavriel Kay, 1995, 583 pages
« Ce fut juste après midi, peu de temps avant le troisième appel à la prière, qu'Ammar ibn Khairan franchit la poterne des Cloches et pénétra dans le palais de l'Al-Fontina, à Silvènes, pour s'en aller assassiner le dernier khalife d'Al-Rassan. »
Jehane bet Ishak est une brillante médecin kindath, un peuple adorateur des lunes et historiquement persécuté. Elle vit plutôt paisiblement en terre asharite, un peuple adorant les étoiles. Mais témoin involontaire d'un massacre, elle va devoir fuir. Une fuite qui l'amènera à vivre de l'intérieur le basculement de l'Histoire, et notamment la guerre latente entre asharites et jaddites, un peuple adorant le soleil.

Les Lions d'Al-Rassan fait plus que s'inspirer du XIème siècle espagnol, entre la fin du Califat de Cordoue et le début de la Reconquista. Pourtant nul besoin de connaître la période historique pour apprécier le roman. Le cadre remanié se suffit à lui-même et se découvre comme un univers en soi, bien qu'il ne soit pas forcément évident au démarrage de saisir toutes les relations entre les différents peuples.

Les Lions d'Al-Rassan est un très grand livre. Évacuons tout de même deux petits points négatifs. Le premier est l'abondance de scènes de relations sexuelles. Abondance certes relative (6 ou 7 environ ?), mais qui n'apporte à mon sens pas grand chose, et ce alors même que les relations amoureuses sont elles extrêmement bien gérées et se déroulent en toute intelligence. Le deuxième est un épilogue qui, sans être mauvais, n'est pas forcément nécessaire. Mais c'est là surement mon amour des fins ouvertes qui parle.

Ces deux petits bémols sont néanmoins une goutte dans l'océan au regard du nombre de qualités que comporte le roman. À commencer par les personnages qui portent le récit. Car l'intrigue est finalement assez simple, ne jouant pas sur l'accumulation de rebondissements et de surprises - il y en a, bien sûr, mais de manière mesurée -, préférant dérouler son fil de manière logique mais néanmoins prenante. Pourquoi ? Parce que les personnages.

Guy Gavriel Kay a un vrai talent pour créer des personnages forts. Il parvient en quelques mots à les décrire profondément, pas physiquement mais psychologiquement, à les doter d'une personnalité et de pensées propres. À les doter d'une âme. Cela participe du fait qu'il n'y a ici ni gentils ni méchants. Si les personnages que l'on suit sont certes globalement tous beaux, forts et intelligents, ils ne sont pourtant pas de naïfs bisounours n'ayant que des qualités. Chacun - à l'exception peut-être de Jéhane - a ses failles et peut perpétuer des actes répréhensibles. Mais toujours avec une certaine logique et surtout avec beaucoup de pragmatisme. Les actions des personnages font sens. Cela peut sembler normal, mais cela n'arrive finalement pas si souvent. Et c'est très plaisant.

La nuance et le pragmatisme caractérisent tout autant les personnages que le récit et ses enjeux. Les différents combats ne sont jamais présentés comme de glorieux affrontements. Ils sont puissants mais jamais épiques, jamais agréables. Guy Gavriel Kay ne célèbre pas la guerre, tout juste des individualités qui font leurs vies en son sein, en essayant de toujours y garder intactes leurs valeurs.

Les Lions d'Al-Rassan est un excellent livre. Guy Gavriel Kay y fait preuve d'une maitrise totale de son récit, présenté dans de longues scènes - entrecoupées d'ellipses qui ne font ressentir aucun manque - qui s'enchainent parfaitement et sont toutes utiles. Tout y est logique et implacable, ce qui n'empêche nullement un investissement total pour ces personnages extraordinaires. Magistral.

Couverture : Leraf / Traduction : Élisabeth Vonarburg
D'autres avis : Vert, L'ours inculte, Célinedanaë, Apophis, lutin82, Brize, Alias, Elhyandra, Lianne, Acr0, ...

vendredi 11 mars 2022

Écran de fumée #19 - OCS(F)

Alex Rider, Saisons 1 & 2, 2020-2021, 8 épisodes de 40 minutes par saison

Adaptée d'une série de romans d'Anthony Horowitz, Alex Rider met en scène le jeune lycéen éponyme, recruté par une cellule du MI6 suite au décès de son oncle qui s’avérait, à l'insu de sa famille, être un espion. Une série d'espionnage donc, avec tout ce qui va avec : un héros aux grandes capacités, des complots, des dangers de morts, des scènes d’infiltration et de combats, ... Une série lambda alors ? Pas du tout.

Certes, Alex Rider ne révolutionne pas le genre. Il y a même quelques rares passages un peu exagérés/improbables - comme tout bon film d'espionnage en quelque sorte. Le mot important ici est "rare" : l'écrasante majorité du scénario reste crédible et d'une ampleur raisonnable, à taille humaine. Avec en plus un petit penchant pour la SF. Grand public et accessible, mais SF tout de même.

Rien de révolutionnaire donc, mais Alex Rider parvient à proposer une série d'une grande fraicheur, lumineuse, portée par un héros sympathique et charismatique, tout comme ses plus proches compagnons (#TeamKyra). C'est simplement très plaisant à regarder et on se prend très facilement au jeu, captivé par la tension développée, oubliant totalement - preuve ultime de qualité - que tout devra nécessairement se résoudre positivement au final. Je me jetterai sur la saison 3 avec gourmandise.

Missions, 3 saisons (série terminée), 2017-2021, 10 épisodes de 25 minutes pour les S1 et S2, 5 épisodes de 45 minutes pour la S3

William Meyer, milliardaire suisse, est à la tête de la première mission habitée vers Mars. Mais alors qu'ils s'apprêtent à se poser après plusieurs mois de voyage, ils apprennent qu'une mission américaine, partie après eux avec un nouveau système de propulsion, est arrivée en premier sur la planète rouge. Sauf que ces derniers ne donnent depuis plus aucun signe de vie.

Missions est une série française de science-fiction. Réellement de science-fiction. Il ne s'agit pas ici juste d'un accessoire ou d'un simple élément de base pour lancer l'histoire, l'intrigue est bien totalement SF. Une SF un peu "à l'ancienne", un peu magique sur les bords mais qui procure - en tout cas me concernant - une vraie excitation au visionnage et un sense of wonder certain. Ça a en un sens un goût de Lost, un compliment qui résume aussi l'une des attentes qu'il ne faut pas avoir en regardant cette série : tout ne sera pas expliqué et conclut de manière définitive.

La série met quelques épisodes pour réellement se lancer et trouver son rythme. Le temps de poser ses bases et de permettre aux personnages de sortir quelque peu de leurs stéréotypes. Des stéréotypes qui s'expliquent par la durée réduite de la première saison et la nécessité de rentrer au plus vite dans le feu de l'action. Cela vaut aussi pour le pitch de base un peu improbable - et encore, tout est relatif vu les derniers développements en matière de missions spatiales privées -, un prix minime à payer pour avoir ensuite un récit intéressant et prenant.

L'une des plus grandes qualités de Missions, c'est surtout la volonté des scénaristes de ne pas rester sur leurs acquis et de prendre des risques. Ainsi chaque saison est unique et renouvelle de manière significative le scénario, avec en point d'orgue une troisième saison très surprenante. Certes, tout n'est peut-être pas parfait. Mais on passe très facilement outre les petits bémols tant la proposition est singulière dans le paysage francophone et tant les qualités sont au rendez-vous - dont l'usage de multiples langues, un détail surement, mais une bonne idée néanmoins. Missions est vraiment une belle surprise. Qu'attendez-vous pour partir sur Mars ?

samedi 5 mars 2022

David Mitchell - Le fond des forêts

Le fond des forêts, David Mitchell, 2006, 474 pages
« C'est ça qui me fout les jetons. Je change la cartouche de mon stylo à plume, et un hélicoptère Wessex s'écrase sur un glacier des îles de Géorgie du Sud. Je prends mon rapporteur et mesure un angle sur mon livre de maths, et un missile à tête chercheuse prend en chasse un Mirage III. Je trace un cercle au compas, et un garde gallois debout au milieu des ajoncs en feu reçoit une balle entre les deux yeux.
Comment le monde peut-il continuer à tourner comme si de rien n'était ?
»
Jason Taylor vit à Black Swan Green, dans le Worcestershire. Il a 13 ans, et comme tous les garçons de son âge il cherche à être populaire et ne surtout pas être la cible de ses camarades d'école. Ce qui n'est nullement facile puisque Jason doit cacher qu'il est bègue.

Le fond des forêts narre un an de la vie de Jason Taylor, l'année 1982, une année qui sera charnière pour lui. C'est un roman qui raconte une époque, avec pas mal de références pop culture ou géopolitiques. Mais il dépasse ce cadre daté et conserve un propos très actuel car c'est avant tout un roman sur l'adolescence qui parlera à tous, un roman sur la découverte et l'acceptation de soi, sur le regard des autres, sur les choix qui nous font et sur le pouvoir des mots. L'ensemble sonne éminemment vrai - et je pensais cela avant même de découvrir qu'il s'agit d'un récit semi-autobiographique.

Comme David Mitchell sait si bien le faire, Le fond des forêts est un roman riche de détails, des références à ses autres ouvrages aux jeux avec les contes, entre autres. Légèrement perturbant dans ses premières fins de chapitres brutales, c'est surtout un livre extrêmement bien construit, où tout fait sens et où tout est logiquement à la place qu'il doit être. Et porté par un Jason Taylor hyper attachant, un garçon intelligent tout autant garçon qu'intelligent.

Le fond des forêts est ma troisième lecture de David Mitchell. Cartographie des nuages était admirable, L'Âme des horloges était excellent. Le fond des forêts est encore meilleur. C'est un récit simple et puissant, à la fois terrible et lumineux, qui donne autant les larmes aux yeux que le sourire aux lèvres. Un chef d'oeuvre.
« Le vert est composé de bleu et de jaune, c'est tout, mais quand tu regardes du vert, où sont passés le bleu et le jaune ? Quelque part, c'est un peu comme avec le père de Moran. Quelque part, c'est un peu comme pour tout et tout le monde. »
Couverture : Photographie © Dietrich Rose - Corbis / Traduction : Manuel Berri
D'autres avis : Vert, ...