jeudi 26 mai 2022

Hervé Le Tellier - L'Anomalie

L'Anomalie, Hervé Le Tellier, 2020, 327 pages

En mars 2021, un vol Paris-New York fait face à une extraordinaire tempête. Si tout se termine bien et qu'il parvient à se poser, ce vol reviendra interférer quelques mois plus tard dans la vie de ses 243 passagers. Pour quelle raison ? L'explication intervenant après plus d'un tiers du roman, je vous en laisse la surprise.

L'Anomalie est indéniablement un roman d'imaginaire, puisque son élément central, qui fait exister le récit, est science-fictif. S'il apporte quelques thèses intéressantes, son traitement "technique" restera limité. Hervé Le Tellier préfère se concentrer sur l'aspect humain et particulièrement sur les conséquences pour 11 personnes liées à ce vol, chacun et chacune en proie à un basculement dans sa vie.

L'appréciation d'un livre tient évidemment de sa qualité propre, mais aussi de conditions externes, comme les lectures qui l'ont précédé ou les attentes qu'il suscite. Dans mon cas, ces deux exemples ne sont pas fortuits. Ma lecture précédente fut [anatèm] de Neal Stephenson, un roman qui, étonnamment, peut être relié à L'Anomalie sur un certain point. Sauf que la comparaison, injuste, ne tient pas et fait juste paraitre L'Anomalie comme un ouvrage assez pauvre sciencefictivement parlant. Il n'est pourtant pas mauvais, mais il m'est apparu trop limité.

Reste alors l'autre aspect du roman, le principal, l'humain. C'est là que la carte Goncourt entre en jeu. Je ne connais pas particulièrement ce prix - il me semble n'en avoir lu qu'un - mais, vu son "prestige", j'imaginais qu'il récompensait une oeuvre sortant au minimum de l'ordinaire. Or j'ai trouvé L'Anomalie tout à fait lambda. C'est loin d'être un mauvais livre. Il se lit très facilement, il y a quelques très bons éléments et il est bien écrit, dans le sens où toutes les pièces du puzzle - ou les briques de lego rouges - finissent par s'emboîter parfaitement. Mais j'ai trouvé ça assez commun. Il n'y a rien de réellement marquant et j'ai l'impression d'avoir, pour chaque aspect du livre, déjà lu mieux ailleurs, sans que l'agrégat n'apporte un vrai plus.

Mauvais timing donc pour ma lecture de L'Anomalie, même si je pense qu'il n'aurait de toute façon jamais dépassé le stade du 'correct'. Surtout que la petite mise en abyme qui parsème ses pages à travers le personnage de Victor Miesel, qui laisse à penser que le lecteur est trop idiot pour apprécier un tel roman et ses caractéristiques soi-disant inhabituelles, m'aurait de toute façon déplu. Mais vu le nombre de lecteurices apparemment conquis, je me contenterai d'être cette fois l'anomalie.

Couverture : /
D'autres avis : Tigger Lilly, Vert, FeydRautha, Gromovar, Le chien critique, Yuyine, Lune, Le Maki, TmbM, ...

vendredi 20 mai 2022

Neal Stephenson - [anatèm]

[anatèm], Neal Stephenson, Tomes 1 et 2, 2008, 652 et 492 pages
« "Vos voisins se brûlent-ils vifs les uns les autres ?" voilà comment fraa Orolo entama la conversation avec artisan Flec. »
Fraa Erasmas vit à Saunt-Edhar, une concente où demeurent reclus des fraas et des soors, plongés dans l'étude des mathématiques et de la philosophie - comme deux faces d'une même pièce. Ils n'ont aucun contact avec l'extérieur, si ce n'est lors des apertes, tous les un, dix, cent ou mille ans selon la math à laquelle appartiennent les avôts. Pour Erasmas, l'aperte décénarienne arrive justement dans quelques jours. Et elle va entraîner de grands changements pour la congrégation.

Comment ? Vous ne comprenez pas la moitié des mots employés dans ce succinct pitch ? C'est normal. Et ça ne sera pas expliqué beaucoup plus clairement dans le roman, si ce n'est au cours des quelques extraits du dictionnaire qui parsèment les chapitres. Est-ce que c'est un peu compliqué au démarrage ? Certainement. Est-ce qu'on s'y fait relativement vite et est-ce qu'un grand plaisir du livre est de découvrir et comprendre le monde d'Arbre ? Certainement aussi. Est-ce qu'en plus ce n'est pas juste là pour faire exotique et est-ce que cela fait sens au sein de l'intrigue, au même titre que les différents débats idéologiques ? Certainement toujours.

[anatèm], c'est une plongée sous-marine. Il y a d'abord l'entrée dans l'eau, et le choc qui va avec. Un peu déboussolé, on cherche ses repères. Difficile, puisque l'eau n'est pas la terre. Alors on s'en crée des nouveaux et on finit par s'habituer à ce nouvel environnement, à y être bien. Vient alors le moment de s'enfoncer plus loin, tranquillement, palier après palier. Jusqu'à finir, sans presque s'en rendre compte, au milieu d'abysses étourdissants.

Cette manière d'agrandir toujours plus l'angle du récit et d'aller vers des destinations inattendues, mais toujours en toute logique - le contraire aurait été impensable vu les thématiques du récit - est l'autre grande force du roman. Avec aussi la capacité de Neal Stephenson à traiter des sujets complexes et à les rendre presque passionnants. Je ne m'attendais clairement pas à être happé par des maths et de la philo. Je ne peux pas dire que j'ai tout saisi - je ne vous en ferai pas une calca - ni que c'est toujours évident, mais l'essentiel est toujours accessible - et intéressant/fascinant, le plus souvent. Et rendu digeste tant par une volonté d'expliquer les bases que par l'intelligence de laisser régulièrement respirer les réflexions par des passages plus légers, voire amusants.

[anatèm] est un livre si étonnamment plaisant dans sa complexité que c'est lors des passages plus voués à l'action - notamment une bonne partie du tome 2 français (le livre est d'un seul tenant en VO) - que mon intérêt a un peu fluctué. Pas de quoi pour autant amoindrir l'intérêt général du roman. [anatèm] reste indéniablement un très bon livre, intelligent tant dans ses idées que dans son déroulé, plein de passion pour les sciences et la pensée scientifique. Un solide roman, dans tous les sens du terme.

Couverture : Gaëlle Marco / Traduction : Jacques Collin
D'autres avis : Gromovar 1 et 2, FeydRautha 1 et 2, Lhisbei, Lorhkan 1 et 2, Lune, Marc 1 et 2, Le Maki 1 et 2, Célinedanaë, Mariejuliet, Herbefol, lutin82, Apophis 1 et 2, Feygirl 1 et 2...

mardi 10 mai 2022

Jean Baret - Bonheur™

Bonheur™, Jean Baret, Tome (indépendant) 1/3 de la 'trilogie' Trademark, 2018, 308 pages
« Une femme, les mains attachées derrière le dos, crache du sang en criant "Mais on ne faisait rien ! On ne faisait rien ! On voulait juste contempler les arbres ! On ne faisait rien !", et il retraverse le parc pour sortir de sa chambre tandis qu'un flic enfonce une matraque noire et luisante dans les côtes de la femme et dit "Justement. Vous ne faisiez rien et c'est illégal." »
Toshiba (« Committed to People, Committed to the Future »), du nom de son sponsor, est policier. Au département des crimes à la consommation, il fait partie de la brigade des "Idées". Avec son collègue Walmart (« Save Money. Live Better »), ils épluchent les incohérences relévées par les algorithmes en quête de fraudeurs, de personnes ne consommant pas suffisamment et ne respectant pas les idéaux de la société. Et vous d'ailleurs, avez-vous consommé aujourd'hui ?

Bonheur™ de Jean Baret aux éditions du Bélial' est un ouvrage d'idées et d'univers. Il y a bien une histoire, une enquête spécifique de Toshiba (« Committed to People, Committed to the Future ») et Walmart (« Save Money. Live Better ») dans l'univers des netrunners, mais même celle-ci est surtout une excuse pour développer toujours plus d'idées. Elle reste néanmoins un phare que le lecteur s'évertuera à suivre, en zigzagant entre les publicités, les répétitions et les nombreuses séances de sexe oral.

Bonheur™ de Jean Baret aux éditions du Bélial' est un ouvrage particulier qui avait beaucoup pour ne pas me plaire. Et pourtant, ma lecture s'est avérée intéressante voire plaisante. Car si ce tourbillon d'informations, de données, de notes, de messages, d'annonces, d'indications, d'interrogations, de renseignements, de déclarations, de débats, de questions, de documents, de matériels, de théories, de paramètres déroute et désespère à première vue, aussi ennuyant que dans la vie réelle, il s'avère finalement une incroyable mise en mots de la surinformation et surconsommation qui nous entoure. C'est plus que visuel, c'est plus qu'évocateur, c'est là, directement sous nos yeux, une masse grouillante à partir de laquelle le lecteurice peut agir comme iel le souhaite mais qui ne manquera pas d'être entêtant et enivrant.

C'est ce côté, cette mise en situation, qui m'a le plus impressionné dans Bonheur™ de Jean Baret aux éditions du Bélial'. S'ajoutent à cela de nombreuses réflexions, pas tant sur la consommation d'ailleurs - qui est pourtant surement le champ lexical le plus imposant du roman. Ou tout du moins ce n'est pas sur ce thème précis que cela apporte le plus, mais plus globalement sur les libertés, les droits, les devoirs, les limites, la morale, les valeurs, les certitudes, les choix, les règles, les latitudes, les possibilités, les marges, ... tout ce qui est impalpable et où toute réponse est moins évidente.

Une bonne surprise donc que ce Bonheur™ de Jean Baret aux éditions du Bélial', un roman tragiquement juste. Surprise est le bon mot, puisque je pensais savoir à quoi m'attendre, ne pas particulièrement y accrocher et il a tout de même réussi à m'impressionner. C'est plus que riche et je mentirais en disant avoir pleinement réfléchi à tout. Mais l'ensemble a fait un petit bout de chemin dans l'herméticité supposé de mon esprit. J'ai bien fait de le consommer.
« En parallèle des orgies anales est dressé le portrait, riche de tout le talent d'Hank Moody, d'une société perdue, à la dérive, avec beaucoup de cynisme mais aussi d'espoirs. (...) Cependant, il ne parvient pas pour l'instant à déterminer clairement quel est le message de Moody. Heureusement, il n'en a rien à faire. »
Couverture : Aurélien Police
D'autres avis : Lhisbei, Gromovar, Lorhkan, TmbM, Yuyine, Anne-Laure, Lune, Célinedanaë, Marc, Le Maki, Anudar, Dionysos, ...

jeudi 5 mai 2022

Emmanuel Chastellière - Ammuin Karhua

Ammuin Karhua, Emmanuel Chastellière, 2022, 39 pages

Ammuin Karhua est une nouvelle se déroulant dans Célestopol, cette grande cité lunaire au centre de deux très bon recueils : Célestopol et Célestopol 1922. C'est cette fois en 1923 que se déroule l'action. Irina travaille aux Galeries Sabline, un grand magasin de la ville. Douée dans son travail au point de s'y voir proposer des responsabilités, Irina préfère pourtant rester deux petites mains anonymes et conserver sa solitude. Mais sa rencontre avec Anna, une jeune collègue, pourrait bien raviver un passé qu'elle cherche à oublier.
« Il s’agissait sans doute de l’un des seuls bâtiments de Célestopol où le verre supplantait la pierre, si l’on mettait de côté l’incroyable coupole qui protégeait la cité tout entière des affres du vide éternel. Les grands magasins demeuraient rares sur la Lune. »
Emmanuel Chastellière a écrit Ammuin Karhua en réaction à l'invasion russe en Ukraine. Les sommes perçues à l'achat de cette nouvelle (ici) sont d'ailleurs reversées par l'auteur à la Croix-Rouge pour soutenir son action dans le pays. Les échos de cette invasion sont évidemment flagrants à travers le texte, qui traite de guerre, de réfugiés mais surtout du poids du passé et de résilience.

Ammuin Karhua est une très bonne nouvelle, touchante, évocatrice et pleinement dans l'esprit habituel de Célestopol. Ce qui est d'autant plus admirable, c'est qu'elle n'est pas 'juste' un texte d'actualité. C'est un récit qui développe toujours plus l'univers, en présentant un nouvel espace, le grand magasin, et en développant la thématique de la religion. Mais surtout, c'est un texte qui serait tout aussi bon sans avoir à l'esprit les conditions qui ont procédé à son écriture. De là à en faire une porte d'entrée pour celleux qui ne connaissent pas encore l'extraordinaire cité lunaire ? À vous d'essayer, c'est pour la bonne cause : Ammuin Karhua.

dimanche 1 mai 2022

Alix E. Harrow - Les Dix mille portes de January

Les Dix mille portes de January, Alix E. Harrow, 2019, 472 pages

Début du XXème siècle. January est une jeune fille qui vit dans une belle demeure, chez le patron de son père, tandis que ce dernier parcourt le monde en quête d'objets rares. Mais son vrai refuge se trouve dans la littérature populaire, celle des voyages extraordinaires et des mondes magiques. L'éducation presque parfaite pour l'aventure qui l'attend, suite à sa découverte d'une Porte qui conduit ailleurs, puis d'un livre qui parle de ces mêmes Portes.

Ce très mauvais résumé ne rend pas honneur à la qualité du roman, notamment car il peut laisser penser à une banale histoire de quête initiatique et de mondes magiques parallèles. Oh, il s'agit bien d'une grande aventure au cours de laquelle January va grandir. Et oui, il y a d'autres mondes qu'on découvre en franchissant des Portes - avec une majuscule, s'il vous plait. Vous pouvez même utiliser les termes "Young Adult" si vous voulez, car c'est effectivement parfaitement adapté à des adolescents. Mais cela n'a rien de banal, ni rien de limitatif dans le lectorat ciblé. Penser le contraire serait passer à côté d'un très bon moment de lecture.

Les Dix mille portes de January, c'est un peu le best-of de ce genre de romans et d'univers de fantasy. Alix E. Harrow, et January tout autant, a pleinement conscience de ces histoires, ainsi que de leurs limites, leurs faiblesses et leurs incohérences. Elle en reprend alors les codes pour n'en garder que le meilleur, jouer avec eux, les expurger de toutes les longueurs et leur apporter une dose de modernité. L'ayant lu il y a relativement peu de temps, mon point de comparaison principal fut la trilogie À la croisée des mondes, avec laquelle j'ai pu retrouver de nombreux éléments communs. Et cette dernière perd par K.O. face au plaisir de lecture qu'est le roman d'Alix E. Harrow.

Il n'est pourtant nullement dans l'esprit de faire des classements. Car Les Dix mille portes de January c'est avant tout une grande déclaration d'amour aux littératures d'imaginaire et d'aventures dans leur ensemble, aux valeurs qu'elles développent, aux libertés qu'elles entraînent et aux plaisirs qu'elles procurent.

Les Dix mille portes de January est un excellent roman. Il est très bien construit - avec notamment un très bon livre intradiégétique - et doté d'un tempo constant, sans temps faible. L'écriture est vive et agréable, à l'image de son héroïne, énergique et intelligente et dont la passion des livres ne peut que faciliter l'identification et l'empathie. Mais surtout, et c'est ce qui fait passer le livre dans une catégorie supérieure de qualité, c'est un roman extrêmement malin, où tout est amené de manière naturelle et où tous les détails font sens. À vous maintenant de franchir la première de ces dix milles portes, celle de votre librairie, et de plonger dans ce lumineux roman !

Couverture : Pauline Ortlieb / Traduction : Thibaud Eliroff
D'autres avis : FeydRautha, Sometimes a book, ...