dimanche 27 février 2022

Claire Duvivier - Citadins de demain

Citadins de demain, Claire Duvivier, Tome 2/6 de la Tour de Garde, Tome 1/3 de Capitale du Nord, 2021, 365 pages
« Hirion et moi n'étions pas rationnels, mesurés, sages, pragmatiques comme nous étions censés le devenir. Nous étions juste de grands enfants qui n'avaient jamais quitté le nid, qui se pensaient capables de tout parce que c'était ce qu'on leur avait mis en tête, mais qui émotionnellement étaient encore des pages blanches.
Voici comment, pour moi, la page a commencé à s'écrire.
»
Amalia et Hirion, deux jeunes aristocrates, ainsi que Yonas, un roturier, ont été formés depuis leur enfance pour être des 'citadins de demain', éduqués en tous domaines pour être aptes à diriger leur ville vers la prospérité et le futur. Sauf que la vie réelle va s'imposer de plein fouet à eux, à travers une révolte grandissante mais aussi un mystérieux miroir.

Citadins de demain est le premier tome de "Capitale du Nord", trilogie mettant en scène la ville de Dehaven. Elle se déroule dans l'univers partagé de "La Tour de Garde", où Guillaume Chamanadjian met lui en scène la ville de Gemina (cf. Le Sang de la Cité). Si les deux trilogies sont supposément indépendantes, et si Citadins de demain se tient certainement de lui-même, elle gagnent déjà à être lues en parallèle pour profiter au maximum des petites références qui y sont glissées et des liens qui se développent.

Cette double lecture permet aussi de voir à quel point à partir d'une même base et d'un même fil d'évènements à dérouler, deux auteurices peuvent tirer des romans différents et créer une atmosphère propre à chacune des deux trilogies. Car oui, les points de comparaison entre Citadins de demain et Le Sang de la cité sont nombreux. Au point d'avoir l'impression de lire le même roman ? Jamais, et c'est déjà une belle réussite.

J'ai préféré le premier tome de Guillaume Chamanadjian qui m'est apparu plus frais. Mais Citadins de demain ne démérite pas pour autant. Si ce n'est sur trois petits points : un trop plein de petites phrases prémonitoires de la catastrophe à venir, sans grand intérêt ; un non-dit artificiellement gardé sous silence ; une fin trop brutale, apparaissant plus comme une fin de chapitre que comme une fin de roman. Voilà pour les défauts, mineurs au regard de la qualité de l'ensemble.

Car Citadins de demain est avant tout un récit agréable et prenant qui fait la part belle aux personnages imparfaits et à un mystère fort intrigant et fascinant. Le projet de "La Tour de Garde" est assurément lancé sur une bonne voie. Ces deux premiers tomes, un peu classiques pour le moment mais indéniablement efficaces et appréciables, ont parfaitement rempli leurs rôles introductifs. La mèche est allumée, on attend désormais l'explosion du feu d'artifice.

Couverture : Elena Vieillard
D'autres avis : Tigger Lilly, Célinedanaë, Le nocher des livres, Le Chroniqueur, Boudicca, Lianne, ...

lundi 21 février 2022

Bulles de feu #40 - Témoignages

Nous étions les ennemis, George Takei, Steve Scott, Justin Eisinger et Harmony Becker, 2020, 200 planches

Le 19 février 1942, Franklin D. Roosevelt, président des États-Unis, promulgue le décret présidentiel 9066. Suite à l'entrée en guerre des USA en réponse à l'attaque de Pearl Harbor, ce décret autorise les forces armées américaines à exclure certaines populations de certaines zones du territoire. En l'occurrence les Nippo-Américains, qu'ils soient de première ou de deuxième génération, forcés de quitter la côté Ouest des États-Unis pour être enfermés dans des camps d'internement.

Ce drame, George Takei, alors jeune enfant, l'a vécu de l'intérieur et il le raconte dans cette excellente BD. Son nom vous dit peut-être quelque chose : aujourd'hui militant reconnu des droits civiques des minorités, il fut avant cela acteur, interprétant notamment Hikaru Sulu dans la saga Star Trek.

Nous étions les ennemis évoque un pan peu connu de la Seconde Guerre Mondiale. Une histoire terrible qui est ici racontée de manière simple, tout autant par le regard d'un George Takei enfant et inconscient de la situation que par le regard d'un George Takei adulte et apaisé. Car la plus grand force de ce récit, c'est de ne tomber ni dans le pathos, ni dans la haine. Au contraire, George Takei fait preuve d'une volonté d'aller de l'avant et de faire progresser les choses, d'unir, avec en mot d'ordre la croyance continu de son père envers la démocratie américaine.

Cette simplicité, elle se retrouve aussi dans le dessin, sans fioriture mais beau néanmoins, en totale symbiose avec le récit. La combinaison des deux fait de Nous étions les ennemis une BD puissante et touchante, avec de tragiques échos contemporains. Une BD nécessaire, voire indispensable.

Quelques planches ici.

Payer la terre, Joe Sacco, 2020, 260 planches

Les dénés sont une des Premières Nations du Nord-Ouest du Canada, ces peuples autochtones présents bien avant l'invasion de l'homme blanc. Vivant dans et avec la nature, leur mode de vie a été bouleversé au fil des décennies par les 'occidentaux'. Pendant près de 150 ans, ces derniers ont tout fait pour les "civiliser" et les faire rompre avec leurs traditions. Aujourd'hui est peut-être un point crucial dans leur histoire. Alors que la mémoire et les traditions s'éloignent plus que jamais, les réserves du sous-sol de leurs territoires attirent toutes les convoitises. Mais est-ce la voie de la survie ou le dernier clou dans leur cercueil ?

Ceci n'est qu'une infime partie des problématiques et sujets abordés. Car Payer la terre est une BD-reportage extrêmement riche présentant un large panorama de la vie tant passée, présente et future des dénés. Pour ce faire, Joe Sacco est allée sur place et a interrogé les premiers concernés, en plus de ce qu'il a pu observer lui-même. Ce sont ces témoignages qu'il retranscrit ici, dans un ouvrage qui brille par la nuance et l'absence de réponses claires et évidentes aux problématiques évoquées. C'est là que le travail de l'auteur s'apparente le plus à celui d'un journaliste : il présente des faits et plusieurs points de vue, sans jugement, au lecteur d'en tirer son avis.

Un frein m'a - à tort - assez longtemps fait repousser cette lecture : la taille de l'ouvrage. Oui, Payer la terre est une BD massive. Elle se lit pourtant très bien, parce que le sujet est fort intéressant mais aussi grâce aux dessins et à la conception graphique. Si les dessins des personnages ne me font pas particulièrement vibrer, leurs traits réalistes correspondent parfaitement au ton de l'ouvrage. Quant aux paysages, ils sont eux parfois sublimes. Mais ce qui lie le tout, et apporte une belle fluidité à l'ensemble, c'est la liberté de la conception graphique. Point de gaufriers ici mais des grandes planches aérés, où les blocs de textes n'en sont justement pas et restent de taille raisonnable et où le dessin impose de lui-même un mouvement de lecture naturel et limpide.

Entre influence passée et présente des occidentaux et reprise en main des dénés sur leur histoire et leur territoire, Payer la terre met sur le devant de la scène un sujet majoritairement méconnu chez nous. Et est de fait une BD importante qui mérite qu'on prenne le temps de l'explorer.

Quelques planches ici.

mardi 15 février 2022

Laurine Roux - Le Sanctuaire

Le Sanctuaire, Laurine Roux, 2020, 147 pages

Gemma, la jeune narratrice, June, sa soeur, et leurs parents vivent dans le Sanctuaire, une zone montagneuse vierge d'autres populations. Ils y survivent en autonomie en se méfiant des oiseaux qui passent à proximité. Mais l'harmonie peut-elle résister aux envies de l'adolescence ?

Le Sanctuaire commence un peu comme l'excellent Une immense sensation de calme : un nature-writing calme qui apporte une certaine sérénité à la lecture malgré un certain côté mystérieux. Sauf qu'il y a cette fois une perturbation, un basculement, qui va propulser le roman à un nouveau niveau et en faire une oeuvre à part, tout en conservant le style particulier de l'autrice.

L'écriture de Laurine Roux possède en effet un vrai truc. Simple mais pourtant très évocatrice, avec beaucoup de phrases courtes qui vont bien avec le caractère jeune de la narratrice mais surtout qui mettent d'autant plus en valeur les phrases plus denses, l'association des deux créant une vraie dynamique interne. On peut, on doit, lire Laurine Roux rien que pour son écriture. Cette relative simplicité ne doit pourtant pas faire oublier le fond proposé par le texte : les rapports de domination hommes/femmes et l'émancipation de ces dernières. Un propos fort qui parvient même à donner du sens à un élément un peu déroutant du récit. Le Sanctuaire est indéniablement une nouvelle grande réussite de Laurine Roux.

Couverture : Sandrine Duvillier
D'autres avis : Yuyine, Gromovar, TmbM, ...

jeudi 10 février 2022

Christian Léourier - Je vous ai donné toute herbe

Je vous ai donné toute herbe, Christian Léourier, 2021, 24 pages (epub)
« C’est ce qui était prévu, en effet. Mais avec le biologique, il faut toujours s’attendre à des bugs. »
Sur une planète inconnue, Dan va bientôt devenir père. Une charge et des responsabilités qui effraient celui qui ne peut s'empêcher de regarder au loin, vers les terres arides et interdites, l'Extérieur. L'occasion peut-être aussi de s'affranchir un peu plus du contrôle de l'intelligence artificielle qui contrôle la Zone.

Histoire de terraformation et d'intelligence artificielle, Je vous ai donné toute herbe ne brille pas par l'originalité de ses thèmes et de son déroulé. Évacuons tout de suite l'aspect négatif : je l'ai trouvé un peu anecdotique. Elle ne m'aura pas marqué autant, loin de là, que la nouvelle lauréate de l'an passé par le même auteur, La Longue Patience de la forêt.

Il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'une nouvelle de Christian Léourier. Avec donc une capacité à proposer un univers précis et facilement accessible en peu de mots. Avec aussi une intelligence dans le propos et cette propension à faire réfléchir sur l'être humain. Avec enfin, toujours, ce simple plaisir de lire une bonne nouvelle de Christian Léourier.

Nouvelle lauréate du Prix des lecteurs 2021 de Bifrost et offerte en téléchargement gratuit par Le Bélial' jusqu'au 28 février, merci à eux.

Couverture : Olivier Jubo
D'autres avis : Tigger Lilly, Lorhkan, Célinedanaë, Gromovar, Xapur, Lhisbei, Apophis, Le chien critique, OmbreBones, ...

dimanche 6 février 2022

Ian R. MacLeod - La Viandeuse

La Viandeuse, Ian R. MacLeod, 1999, 38 pages (epub)
« Moi, j’étais la viandeuse – mais, à mon avis, personne ne sait plus ce que ça veut dire, de nos jours. L’eau et le sang ont tellement passé sous les ponts. Quand je suis allée sur la colline toucher ma retraite, les gamines de la Poste se demandaient combien de guerres mondiales il y avait eu la semaine dernière et qui au juste les avait gagnées. »
Angleterre, Seconde Guerre mondiale. La Viandeuse s'occupe de l'intendance sur une base aérienne. Mais son surnom vient d'ailleurs, d'une malchance qu'elle apporterait aux hommes la côtoyant, la faisant vivre en paria sur le camp. Jusqu'à l'arrivée de Walt Williams, un pilote qui est lui réputé pour sa chance légendaire.

La Viandeuse est un sublime texte qui revisite en partie le récit de guerre. Nombreux - et même bien plus que ça - sont les textes sur la Seconde Guerre mondiale. Et pourtant Ian R. MacLeod parvient à y apporter sa touche et à en faire un texte unique. Pas tant d'ailleurs par les teintes de fantastique qui ponctuent le récit, importantes sans être primordiales. Le point d'intérêt central est bien sur ces deux personnages, ballotés par des puissances supérieures... ou par des superstitions qui permettent de se lever un jour de plus et de continuer d'avancer.

Malgré le cadre et les évènements, La Viandeuse est une très belle nouvelle. Sans être un parfait ilot de sérénité, elle fait preuve d'un étonnant calme et d'une grande simplicité. Un récit touchant dont on savoure le moindre mot. Un grand texte.

Nouvelle lauréate du Prix des lecteurs 2021 de Bifrost et offerte en téléchargement gratuit par Le Bélial' jusqu'au 28 février, merci à eux.

Couverture : Nicolas Fructus / Traduction : Michelle Charrier
D'autres avis : Tigger Lilly, Lorhkan, FeydRautha, Gromovar, Xapur, Lhisbei, Le chien critique, OmbreBones, Vert, ...

mercredi 2 février 2022

Amal El-Mohtar & Max Gladstone - Les Oiseaux du temps

Les Oiseaux du temps, Amal El-Mohtar et Max Gladstone, 2019, 189 pages

Rouge appartient à l'Agence. Bleu appartient au Jardin. Deux entités qui luttent dans une guerre sans fin pour le contrôle du monde, des mondes, en agissant par petites touches à travers l'espace et le temps. Profondément ennemies, Rouge et Bleu vont pourtant entamer une correspondance qui va les rapprocher plus intimement que toutes deux auraient pu l'imaginer.

Ma compréhension et ma vision de ce texte est assez simple. C'est une relation, d'abord haineuse puis amoureuse, entre deux Seigneurs du temps. Leurs déplacements, leurs actions, leurs vies tout entièrement, sont hors du commun et totalement wibbly wobbly, timey wimey. Et c'est aussi inenvisageable que fun.

Les Oiseaux du temps est un bon roman. Je suis néanmoins bien loin du coup de coeur - hormis pour le sublime titre VO This is how you lose the time war - pour la principale raison qu'il s'agit essentiellement, strictement, d'une romance. Si elle est originale et bien menée, notamment de par sa forme symétrique et pour moitié épistolaire, elle ne m'aura pas touchée pleinement et m'aura un peu lassée sur le long terme, n'ayant pas un attachement total aux deux personnages. La faute surement à des évènements toujours plus, toujours trop, qui m'auront perdus en route.

Les Oiseaux du temps reste néanmoins une lecture intéressante, dotée d'une très belle forme, qui propose quelque chose qui sort de l'ordinaire. Avec pour point d'orgue l'amour de ces deux êtres, mais aussi l'amour de la correspondance, l'amour du temps qui passe, l'amour d'une certaine désuétude, l'amour d'un temps que les moins... Vous connaissez la chanson :
« Très chère Bleu, da ba dee, da ba da »
Couverture : Kévin Deneufchatel / Traduction : Julien Bétan
D'autres avis : Yuyine, Lune, Yogo, Lianne, L'Ours inculte, Célinedanaë, Vanille, Elessar, Lianne, Le Chroniqueur, Vanille, Sabine, ...